Peindre et sculpter pour mieux “voir”
“Peindre ou sculpter, pour moi, ça revient au même. C’est la chose qu’on voit, c’est ça qui est le plus difficile à atteindre”*
L’Institut Giacometti présente pour la première fois l’essentiel de sa collection de plâtres peints, nous révélant une part émouvante de l’oeuvre de l’artiste : son désir de relier intimement sculpture et peinture en peignant certaines de ses sculptures en plâtre et en bronze. (Jusqu’au 3 novembre 2024 à la Fondation Giacometti-Institut)
*Alberto Giacometti lors d’une discussion avec Isaku Yanaihara, ami et philosophe japonais.


« II ne faut pas parler de sculptures peintes seulement de sculptures »
Ainsi expliquait Giacometti à son galeriste, Pierre Matisse, en 1950, « la couleur fait partie de la sculpture, elles sont peintes à l’huile comme les tableaux ». Les sculptures de bronze peintes dont il parle ici ont cependant peu de succès, et la réticence des collectionneurs viendra à bout de son engouement. Plusieurs de ces sculptures ont d’ailleurs perdu l’intensité, voire l’intégralité, de leurs couleurs avec le temps. Les plâtres peints, par contre, pour la plupart exécutés sur des œuvres restées à l’atelier, ont été conservés. par l’artiste jusqu’à sa mort, ce qui a préservé la fraîcheur des couleurs.
Chez Antoine Bourdelle (1861-1929) à l’académie de la Grande Chaumière
Alors que Giacometti prépare sa première exposition rétrospective à la galerie Pierre Matisse à New York, il rédige une lettre mettant en exergue les moments fondateurs de sa vie d’artiste. II évoque notamment ses années à l’académie de la Grande Chaumière de 1922 à 1925 : “je ne pouvais plus supporter une sculpture sans couleur et très souvent j’ai essayé de les peindre d’après nature. j’en ai gardé quelques-unes pendant des années et puis, pour faire de la place surtout, je les ai fait détruire, enlever et jeter”. Il avait très tôt pris connaissance des recherches avant-gardistes d’artistes cubistes comme Picasso et Lipchitz qui expérimentaient la sculpture peinte.
Tête d’enfant première sculpture peinte par Giacometti
Le premier exemple de sculpture peinte connu de Giacometti est la “Tête d’enfant” (1917-1918). Elle représente un camarade de ses années collège de Schiers (Suisse, canton des Grisons) dont la couleur est appliquée à la gouache sur la surface du plâtre. Plus bas, Tête de femme (Flora Mayo) 1926 dont on voit les plats de peinture avec une palette plus ou moins naturaliste.


Des traits creusés au canif
Le style à la fois primitif et moderne de la “Tête de femme” (Flora Maya), dont les traits sont creusés au canif sur la surface à peine polie du plâtre, est accentué par la manière dont Giacometti rehausse les éléments du visage à I’ aide de couleurs primaires – les lèvres sont rouge vermillon, les yeux bleu pâle, les joues légèrement teintées de rose et des traces de blondeur restent visibles au niveau des cheveux.
La blancheur insupportable du plâtre
L’idée qu’il y avait quelque chose d’insupportable dans l’absence de couleur, faisant écho aux mots choisis par I’artiste à propos de son geste d’enfant devant “Ia blancheur insupportable du plâtre“, Tout indique à quel point Giacometti considérait déjà la polychromie comme un élément essentiel dans l’élaboration d’une sculpture qui s’ approcherait au plus près de la réalité de son sujet. Si ces œuvres ont aujourd’hui disparu, les carnets de l’artiste et les documents d’archives permettent d’en identifier certaines.
Faire des oeuvres vivantes
Tout au long de sa carrière, Alberto Giacometti a ancré son travail autour d’un désir pour «animer» ses sculptures en peignant à même la surface du plâtre et du bronze. Il va même jusqu’à peindre sur des œuvres déjà installées dans une exposition, comme lors de la Biennale de Venise de 1962 à quelques instants de l’ouverture, ou en 1965 en retravaillant des sculptures en plâtre dans les sous-sols de la Tate Gallery, à Londres, avant son exposition rétrospective.
Sur la centaine de plâtres peints, 50 appartiennent à la Fondation Giacometti
De ses premières œuvres à sa mort, Giacometti réalise ainsi une centaine de plâtres peints, dont 50 appartiennent à la Fondation Giacometti, et une soixantaine de bronzes peints. Peintures et sculptures sont intimement liées dans l’œuvre de l’artiste. Les sculptures sont peintes à l’huile, comme les tableaux, tandis que l’élaboration des peintures résulte d’un travail faisant de la matière et de la couleur des outils pour traduire l’espace et le volume.

Cette Tête d’homme sur socle en plâtre polychrome est entièrement peinte. Elle évoque les portraits du Fayoum*, très souvent copiés par Giacometti qui étaient destinés à garder vivante l’image des morts dans l’Égypte de l’époque romaine. Voir les couleurs employées sur cette œuvre – le rouge vif du socle, le rose chair du visage, la pointe de bleu teintant les pupilles et le noir des cheveux.
*Les “portraits du Fayoum”, ensemble de peintures remontant à l’Égypte romaine exécutés à partir du Ier siècle (à la fin du règne de l’empereur romain Tibère) jusqu’au milieu du IIIe siècle. Ils représentent des portraits funéraires peints d’individus, adultes ou enfants, insérés dans les bandelettes.
Lorsque Giacometti poursuit son oeuvre jusque dans l’espace de l’exposition
Giacometti ira jusqu’à poursuivre ses oeuvres jusqu’au moment du montage de l’exposition. Ainsi, en 1962 lors de la Biennale de Venise lorsqu’il peint une sculpture en bronze ou en 1965, dans les sous-sols de la Tate Gallery lorsqu’il retravaille les œuvres en plâtre peint “Figurine de Londres”, “Quatre figurines” et “l’Homme à mi-corps”. C’était au moment même du montage de son exposition rétrospective. Le désir de rendre les sculptures vivantes l’aura poussé à trouver de nouvelles formes de représentation, à la fois d’une radicalité très contemporaine et empreintes d’une tradition remontant aux origines de l’art.

Le travail de la ligne chez Giacometti
Dans de nombreuses figures en plâtre, il utilise une technique faites de lignes dessinées au pinceau d’une gamme colorée limitée au rouge-brun ou noir. Ce système de lignes peintes rappelle et parfois remplace les incisions qu’il pratique dans la matière, pour « dessiner» les traits du visage ou structurer certaines parties du corps comme cette série “Femme de Venise” (1956). Dans ses tableaux, notamment à partir des années 1950, certaines lignes dessinées à la peinture constituent « le bâti » du modèle, lequel est ensuite recouvert par un enchevêtrement de lignes d’un tracé vif et précis.

Ces “Femmes de Venise” (1956), présentent des similarités avec la technique développée parallèlement par Giacometti pour représenter ses modèles dans l’espace de la toile.


La cage : “il crée le vide à partir du plein”

Sa composition « la Cage» correspond « au désir d’ abolir le socle et d’avoir un espace limité pour réaliser une tête et une figure ». Car c’est là tout le problème : le vide sera antérieur aux êtres qui le peuplent, immémorial, si d’abord on I’enclôt entre des murs. Cette « Cage» est « une chambre que j’ai vue, j’ai même vu des rideaux derrière la femme … » Une autre fois, il fait « une figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont des maisons ». Bref, il encadre ses personnages : ils conservent par rapport à nous, une distance imaginaire mais ils vivent dans un espace clos. Jean-Paul Sartre

Giacometti sculpteur ? peintre ? : l’un et l’autre

Sculptant comme les autres peignent, peignant comme les autres sculptent, est-il peintre ? est-il sculpteur ? Ni l’un ni l’autre.
Jean-Paul Sartre “Derrière le miroir“