Beauvoir, Sartre, Giacometti, les amis de Montparnasse
Quelles sont les bases de cette amitié entre Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Albert Giacometti ? Une amitié intellectuelle et artistique née au cœur de Montparnasse à Paris sous l’Occupation. Les notions alors d’engagement, de liberté, le rapport de l’individu au monde prennent une intensité souvent tragique. Indifférents à la morale bourgeoise commune, ces trois là se retrouvent dans les cafés, les brasseries de Montparnasse et de Saint-Germain.
Dans un Paris déserté de ses intellectuels
C’est dans un Paris en partie déserté par les artistes et intellectuels qui formaient avant-guerre leur entourage que nait cette amitié. Les rapports étroits entre ce couple d’intellectuels et Giacometti perdurera après la guerre. Ils auront de nombreuses relations communes à l’image celles qu’ils eurent avec Michel Leiris ou Jean Genet (un modèle pour Giacometti). Giacometti est sans doute le seul artiste que Sartre ait admiré sans réserve” dira Simone de Beauvoir. Cette amitié entre les trois perdurera jusqu’à la mort d’Alberto Giacometti en 1966. Le sculpteur n’est-il pas devenu un personnage à part entière dans l’œuvre romanesque de Simone de Beauvoir : Le Sang des autres (1945) ! Tout juste une petite brouille entre Sartre et Giacometti lors de la parution des Mots dans Les Temps modernes, en 1964, chez Gallimard.

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en Lituanie, 1965. Photo © Antanas Sudkus /Adago 2025 et Alberto Giacometti Homme qui chavire, 1950.
Une amitié née à Montparnasse dans le Paris occupé
Beauvoir, Sartre et Giacometti sont amis depuis 1941. Ils se sont peut-être croisés avant-guerre dans un Saint-Germain-des-Prés encore insouciant. Mais à cette date, Paris est occupé. Sartre revient d’un stalag près de Trèves où il a commencé à élaborer L’Être et le Néant. Il reprend ses cours au lycée Pasteur à Neuilly. Giacometti a d’abord pris le chemin de l’Exode. Il a traversé des zones bombardées avant de revenir occuper son atelier dans le 14e arrondissement, tenu par son frère Diego.
Beauvoir écrit au Dôme, son premier roman
Beauvoir écrit au Dôme (où il fait chaud et où Giacometti a ses habitudes), son roman L’Invitée*. Mais la rencontre avec Giacometti se fera à la Brasserie Lipp grâce à une élève de Simone de Beauvoir alors professeur de philosophie au lycée Camille-Sée, Nathalie Sorokine devenue son amante au cour de l’année 1940. Etonnant de penser que cette même Nathalie se servira de la cour de l’atelier de Giacometti pour faire pendant la guerre du trafic de bicyclettes. Entre Sartre, Beauvoir et Giacometti, l’amitié sera immédiate, une amitié très intense jusqu’au départ de Giacometti en Suisse pour rendre visite à sa mère. Il ne reviendra à Paris qu’en septembre 1945.
*Son premier roman publié en 1943 aux éditions Gallimard est fortement autobiographique. C’est l’histoire du ménage à trois constitué de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Olga Kosakiewicz, son étudiante.
Un homme au beau visage raboteux accompagné d’une très jolie femme
Le couple l’avaient déjà remarqué au Dôme en 1936 : « Nous étions particulièrement intrigués par un homme au beau visage raboteux, à la chevelure hirsute, aux yeux avides, qui vagabondait toutes les nuits sur le trottoir, en solitaire ou accompagné d’une très jolie femme ; il avait l’air à la fois solide comme un rocher et plus libre qu’un elfe : c’était trop » écrira Simone de Beauvoir.




Lieu de l’atelier d’Alberto Giacometti, 46, rue Hippolyte Maindron. Pès de 70 ans séparent ces deux photos. On voit à gauche, Annette Giacometti, sa femme devant l’entrée du 46, rue Hippolyte-Maindron en 1956. Photo Isaku Yanaihara (archives Fondation Giacometti). A droite Photo © François Collombet

Une profonde entente intellectuelle
Ce trio exceptionnel est uni par la même force des engagements et une certaine idée du travail créateur comme ce qui donne sens à l’existence. En cette période sombre de l’Occupation, Sartre écrit L’Être et le Néant, qui fondera ce que l’on appellera l’existentialisme : l’engagement de l’homme dans son existence donnant sens à sa vie. Giacometti travaille alors à un complet renouvellement de son travail artistique* que le philosophe abordera en 1948 dans un célèbre essai : La recherche de l’absolu. Il va décrire un Giacometti attentif à creuser la matière dans une quête qui n’a rien à voir avec le « progrès », mais, qui, vertigineuse, est celle de l’« absolu ». Absolu des temps et des civilisations confondues, absolu de la distance entre l’œuvre et qui la contemple, espace à la fois vide et vibratoire modifié par l’œuvre. Absolu est le sens que le travail créateur donne à l’existence de celui qui s’y consacre pleinement …
*Il s’était engagé à faire table rase de ce qu’il avait pu élaborer jusque là. Il va travailler sur une autre échelle et sur des limites de la figuration : quelle est la bonne dimension d’une tête, d’une figure ? Sorokine affirmait que ses sculptures n’étaient pas plus grandes qu’une tête d’épingle. C’est l’époque où ce qu’il faisait dans la journée, il le cassait au cours de la nuit.

Sculpter pour Giacometti, c’est dégraisser
«Giacometti sait qu’il n’y a rien de trop dans l’homme vivant parce que tout y est fonction; il sait que l’espace est un cancer de l’être, qui ronge tout ; sculpter, pour lui, c’est dégraisser l’espace, c’est le comprimer pour lui faire égoutter toute son extériorité.» Jean-Paul Sartre, La Recherche de l’absolu.



Une quête vertigineuse de l’ “absolu” !


L’art de Giacometti face aux grandes questions posées par Beauvoir et Sartre
Entre philosophie, littérature et sculpture, l’exposition reflète l’art de Giacometti face aux grandes questions posées par Beauvoir et Sartre. On y voit ses créations artistiques majeures comme L’Homme qui chavire (1950), La Main (1947) ainsi que des archives inédites, et une reconstitution de la « Chambre à soi» de Simone de Beauvoir au 11 bis rue Schoelcher, son espace de vie et d’écriture. Plus une touche bien plus contemporaine puisque l’artiste Agnès Geoffray vient grâce à une série de photographies donner corps au vertige, intitulée « La Femme qui chavire».
Au risque du vertige !
Giacometti évoque à plusieurs reprises des sensations visuelles relevant du vertige. En 1952, dans «Mai 1920 », il raconte sa vision terrifiée de quatre jeunes filles dans une rue de Padoue. En 1955, dans un entretien avec Alain Jouffroy, il décrit sa vision de taches noires et blanches (au lieu des images), sur l’écran du cinéma : «Je suis sorti. J’ai découvert un boulevard Montparnasse inconnu, onirique. Tout était autre. La profondeur métamorphosait les gens, les arbres, les objets. II y avait un silence extraordinaire – presque angoissant. Car ce sentiment de la profondeur engendre le silence, noie les objets dans le silence ».
L’Homme qui chavire (1950) et La Main (1950), ces deux œuvres emblématiques de l’exposition
Le vertige, ce sentiment du vide ou du déséquilibre habité par Giacometti va être photographié par Agnès Geoffray spécialement pour cette exposition.


Giacometti, cet homme qui chavire
Dans ses mémoires, Simone de Beauvoir, qui fréquente Giacometti presque quotidiennement dans les années d’immédiat après-guerre, écrit : «Pendant toute une époque, quand il marchait dans les rues, il lui fallait toucher de la main la solidité d’un mur pour résister au gouffre qui s’ouvrait à côté de lui. À un autre moment, il avait la sensation que rien n’ avait de poids : sur les avenues, sur les places, il lui semblait que les passants flottaient. Chez Lipp, désignant les murs surchargés de décorations, il disait joyeusement : “Pas un trou, pas un vide! La plénitude absolue”!” »


Et ces femmes en déséquilibre !
Pour cette exposition, Agnès Geoffray a réalisé plusieurs séries d’images présentant des femmes comme en suspens ou en déséquilibre.

Une figure soutenue par le vide
Agnès Geoffray reprend ce qu’a pu dévoiler Alberto Giacometti sur sa perception de gens qui se mouvaient dans un espace à trois dimensions et ces taches sur une toile plate dans un cinéma de Montparnasse. Cette expérience ophtalmique de Giacometti explique la photographe à savoir I’ apparition de taches noires, très similaires aux persistances rétiniennes, a déterminé son approche photographique : “j’ ai souhaité plonger cette figure féminine dans un contre-jour, effaçant en partie la subjectivité de mon modèle… avec une masse sombre entourée de lumière afin d’en atténuer les volumes, pour révéler l’espace du corps et son environnement, si cher à Giacometti”. Un vide qui entoure et qui enserre, qui redessine les lignes. Une figure soutenue par le vide !
Quand l’Institut Giacometti reconstitue la «Chambre à soi» de Simone de Beauvoir
De sa fenêtre au 11 bis rue Victor Schœlcher, Simone de Beauvoir avait la même vue que celle du 1er étage de l’Institut Giacometti, sur le cimetière du Montparnasse. Elle s’y installe en 1955.
« Ma manière de vivre avait changé, je restais beaucoup chez moi. Ce mot s’était chargé d’un sens nouveau. Pendant longtemps, je n’avais rien possédé, ni mobilier, ni garde-robe. Maintenant il y avait dans ma penderie des vestes et des jupes guatémaltèques, des blouses mexicaines, un tailleur et des manteaux américains. Ma chambre était décorée d’objets sans valeur mais pour moi précieux.’ des œufs d’Autruches sahariens, des tams-tams en plomb, des tambours que Sartre m’avait rapportés de Haïti, des épées en verre et des miroirs vénitiens qu’il m’avait achetés rue Bonaparte, un moulage en plâtre de ses mains, les lampadaires de Giacometti. J’aimais travailler face à la fenêtre.’ le ciel bleu encadré par des rideaux rouges ressemblait à un décor de Bérard. » Simone de Beauvoir, La Force des choses


Photographe Jacques Pavlovsky.


L’arrivée d’Annette Arm à Paris. A la gare, il n’est pas là et “sa maison est à faire peur” (Simone de Beauvoir)
L’amie et l’épouse !

On est en 1946, voici ce qu’écrit le 28 août Simone de Beauvoir dans son journal inédit
28 août 1946
La première nuit d’Annette à Paris dans le lit d’Alberto

Avant que Sartre ne me retrouve, j’ai passé une heure avec Giacometti. II dit qu’il n’ a pas tordu le cou à la sculpture finalement qu’au contraire, il vient de découvrir que ce qu’il avait fait n’était rien du tout. Annette a donc débarqué à Paris. Mais la première nuit où elle a dormi dans son lit, Giacometti a senti une boule dans sa gorge, une angoisse diffuse dans son cœur, parce qu’il sentait que cette femme le séparait du monde. je me suis moquée de lui parce que, coriace comme il est, il est toujours dévoré de peur d’être lésé, d’être mangé.
Il lui trouve une place pour 5OO francs par mois
Pauvre Annette! Elle semble bien inoffensive. Elle souffre des suites d’une chaude-pisse et elle a dû passer huit jours à l’hôpital : elle dit volontiers que ç’a été le meilleur moment de son séjour à Paris. Giacometti a si peur de ses responsabilités, dès qu’il est question de femme, qu’il l’a accueillie en lui expliquant qu’elle devait gagner sa vie elle même et ne pas s’accrocher à lui ; il lui a trouvé une place chez Sadoul où, pour 500 francs par mois, elle passe les après-midi à coller des coupures de journaux; elle ne se plaint pas, mais elle se sent seule et bien mélancolique ; elle était contente parce que Montandon vient d’arriver à Paris, il l’a emmenée au cinéma, ça lui fait du moins un ami.
Il promet d’être plus gentil
j’ai discuté avec Giacometti ; il m’a dit qu’il voulait bien faire des choses positives comme aller voir Annette à l’hôpital, mais qu’il avait horreur de dîner par exemple avec elle sans en avoir envie : alors il se sent en danger. je comprends un peu … Enfin nous avons discuté et il a promis d’être plus gentil.

Quand la mort réunie le couple star de l’existentialisme
(Extrait du catalogue de l’exposition : Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu)
« Fleur de la rue Schœlcher, Giacometti de la photographie, Silencieuse bête de nulle part” », Beauvoir s’adressait ainsi à Algren* dans une lettre datée du 5 novembre 1960, après avoir trouvé I’ appartement désert à son retour du Brésil. « La rue Schœlcher est impeccable et très vide, poursuit-elle, quelque chose manque, quelqu’un peut-être”. » Dans ce kaléidoscope de présences et d’absences qui, dans les mémoires de Beauvoir, change constamment les couleurs de ce lieu, le studio devient un écran pour la projection de la vie intérieure du sujet littéraire. Ainsi, faut-il se rappeler où sont placés dans la hiérarchie décorative les fameux cadeaux de Sartre comme ces deux épées en verre et les miroirs vénitiens. Ils avaient été achetés pour Beauvoir chez un antiquaire dans le 6e arrondissement, où il habitait, rue Bonaparte. Ceux-ci, on ne pouvait les regarder afin d’éviter une certaine “fatalité” du temps qui s’écoule.
*Nelson Algren, l’amant américain de Simone de Beauvoir.

Un appartement qui évoque le deuil

Très tôt, précise Emilie Bouvard, il y a chez Sartre une angoisse de la mort qui l’incite à écrire au rythme de sa pensée. L’usage de drogues, l’aide sans doute dans la rédaction de Critique de la raison dialectique, publié en 1960, Sartre meurt en 1980. Mais déjà dès les années 1950, des problèmes de santé avaient surgi au sein du couple. Sartre avait pleinement conscience de la finitude et l’ambition de livrer son œuvre sans plus tarder. D’ailleurs l’œuvre de Giacometti est elle aussi traversée par la question de l’angoisse de la mort.
Sartre malade, elle est à ses côtés
Lorsque Sartre tombe malade et perd la vue en 1975, c’est elle qui sera à ses côtés jusqu’à sa mort. En femme libre, elle avait refusé avant la guerre de se marier alors que Jean-Paul Sartre lui proposait cet arrangement pour être ensemble et enseigner dans le même lycée.
Après la mort de Sartre, l’appartement assuma la douleur de I’écrivaine. « Ce studio, si gai depuis mon retour, a changé de couleur, notait elle dans son journal intime, la belle moquette taupée évoque un deuil ». 6 ans après qu’elle eut perdu son plus grand amour et plus fidèle complice et 2O ans après la disparition de Giacometti, elle s’éteignit le 14 avril 1986 à l’âge de 78 ans.
Sans doute la tombe la plus visitée, la plus fleurie et la plus “existentiellement” taguée du cimetière Montparnasse

Emilie Bouvard commissaire de l’exposition : y a-t-il un esthétique de l’existentialisme ?


Sources : catalogue Vertige de l’absolu d’Emilie Bouvard. Editions Fage. Fondation-Giacometti-Institut.