
Santiago du Chili, Plaza Italia sur la Alameda, au coeur de la révolte
Santiago du Chili, après 45 jours de quasi-paralysie de l’activité économique, de contestations, d’émeutes, de répressions violentes, reprend son souffle. En cette matinée printannière chaude et ensoleillée de fin novembre, la ville vaque comme si de rien n’était, à ses occupations. La Alameda (av. Providencia), surmontée de l’impressionnant Cerro San Cristobal (de l’autre côté du rio Mapocho), ne montrerait-elle de la contestation que la statue équestre, bariolée et graffitée du général Baquedano, Plaza Italia* (rebaptisée par les manifestants Plaza de la Dignidad (Place de la Dignité).




L’obélisque, flanqué de la statue du président Balmaceda n’a pas lui aussi échappé à la vindicte des manifestants. Les parcs Bustamante et Forestal commencent ici, ainsi que les rues populaires Pio Nono et Vicuña MacKenna. Un timide nettoyage à coup de karcher paraît ici anachronique tant il y a à faire. L’odeur de gaz lacrymogènes est partout prégnante. Les botilleras sont ouvertes, les vendeurs de Completos italianos, ce hot dog avec avocat, tomate et mayo (la trilogie du fast food à Santiago) occupent les rues.
Devant le Palacio de la Moneda, les premières manifestations de la journée défilent. Celle du 28, très impressionnante aura lieu à 17 h. La plupart des feux de circulation ont été arrachés. Pas un policier en vue, pas de militaire non plus. La ville semble livrer à elle-même. Alors, ce sont les étudiants, ces manifestants tant décriés par le pouvoir qui se chargent de la circulation (losange rouge à la main : Pare/Sigue). Ils sont à visage découvert ou “encapuchados”. Pas d’embouteillage. Notre chauffeur lève sa vitre, quelques pesos d’entraide pour le mouvement. Partout des kakémonos pour annoncer La Sylphide montée par Peter Schaufuss. C’est du 26 au 2 décembre au Municipal de Santiago (Opera National du Chili) à partir de 3,80 €. Et si on s’y rendait entre 2 manifs !


Les lieux pour se situer
1/Plaza Italia, véritable plaque tournante du centre de Santiago
Plaza Italia est le lieu de rassemblement habituel des Chiliens pour les célébrations et les manifestations, improvisées ou planifiées ainsi que les grandes victoires sportives. C’est l’endroit à Santiago où se déroulent des défilés pour les droits des étudiants et des travailleurs. C’est devenu tout naturellement depuis 7 semaines le point névralgique de la contestation.
2/La Avenida Libertador General Bernardo O’Higgins
Elle est appelée familièrement Alameda. C’est l’avenue principale de Santiago. Elle mesure dix kilomètres, commence à la Gare centrale et se termine à la Plaza Baquedano. C’est sur cette immense avenue que se trouvent le palais de La Moneda (résidence du président), la colline Santa Lucia, l’université du Chili, et l’université pontificale catholique du Chili. La ligne 1 du métro la parcoure dans sa totalité depuis Pajaritos jusqu’à Escuela Militar.

Tout comprendre de la crise chilienne en 3 minutes de lecture
Parcourir cette stupéfiante ville, fin novembre 2019 c’est d’abord capter un mot. Il s’affiche partout, il hurle sur les murs, il enflamme les bâtiments, il se conjugue à toutes les haines, c’est pacos (flics) : nos estan matando.

23 morts, 240 blessures oculaires, 8100 arrestations
Au cœur de Santiago, Plaza Italia. C’est le point névralgique de la contestation. Les dix kilomètres de l’Alameda, l’avenue principale de Santiago* sont littéralement imprégnés de la trace des manifestations. Graffitis, pochoirs, affichettes à l’imagination la plus débridée couvrent tout ce qui peut être couvert. Les mots sont violents. Ils reflètent l’extrême brutalité de ces manifestations qui se suivent sans faiblir depuis près de 50 jours dans une odeur prégnante des gaz lacrymogènes. La plupart ont été férocement réprimées dans le sang faisant des centaines de victimes, des éborgnés, des amputées, des pendues, des violés, des disparues. Fin novembre, Human Rights Watch et Amnesty International parlaient de violences systématiques : tortures, viols, mutilations commisent par les forces de l’ordre. Ils dénombraient 23 personnes décédés dont 5 tuées par la police, 8100 arrestations et 240 blessures oculaires par des tirs de billes au plomb).

Ces chiens appelés mata pacos
Face à ces pacos, une jeunesse déterminée ! Mais aussi incroyable que cela puisse-être, c’est la présence de chiens menant les défilés. C’est eux en premières lignes face aux forces de l’ordre « Negro mata paco, santo patrono de los manifestationes ». Ils sont devenus l’emblèmes de ces journées d’émeutes, les murs se sont couverts de leur effigie, les manifestants s’en masquent le visage.

Le chien El Negro Matapacos symbole de la révolte sociale au Chili

Une icône de la révolution
Une dictature mal éteinte
No son 30 pesos, son 30 años !
Tout a commencé par ce qui nous paraît un petit rien, le refus de payer une légère augmentation du ticket de métro. Elle fut suivie dès la nuit du 18 octobre, par une véritable explosion de colère (au départ des lycéens et des étudiants) : saccage de plus de soixante-dix stations du métro (le plus moderne d’Amérique latine), des banques, des bâtiments de la compagnie d’électricité Enel, incendiés. No son 30 pesos, son 30 años ! répliquèrent les manifestants. Face au déferlement populaire, Sebastián Piñera (président de la République de 2010 à 2014 et de nouveau depuis 2018) paniqua. Etait-il en mesure de véritablement ressentir l’exaspération du peuple chilien envers son gouvernement ? Cet homme d’affaire milliardaire n’est autre que l’incarnation de l’élite chilienne dans toute son arrogance libérale. N’a-t-il pas construit sa fortune pendant l’ère Pinochet ? Lorsqu’il prend conscience de l’extrême gravité de la situation, c’est déjà presque trop tard : se acaba tu tiempo, viene el estallido, rétorquent par graffitis les manifestants.



Enfin, une révision de cette constitution héritée de Pinochet
Des promesses, ce président en a pourtant faites : hausse des retraites les plus faibles, baisse du prix des médicaments, gel du prix de l’électricité, baisse des salaires des députés, hausse des impôts des plus riches… Mais quid de la demande des syndicats d’un salaire minimum à au moins 500 000 pesos (637 €) au lieu des 301 000 pesos mensuels (383 €) ? Et comment pourra-t-on longtemps occulter que dans ce pays riche, environ 1200 individus s’arrogent 10 % de la richesse nationale ? Enfin, oui enfin, un accord historique a été signé le 15 novembre pour la révision de la Constitution de Pinochet, héritée de la dictature. Elle sera soumise à référendum fixé en avril 2020. Dernière mesure, elle date du 3 décembre. Sebastián Piñera décidait l’octroi d’une prime exceptionnelle de 50 000 pesos (57 €) par enfant pour les familles les plus vulnérables, soit 6 millions de chiliens sur les 19 millions d’habitants.


Tout est privatisé au Chili
Au Chili, la moitié des travailleurs gagne 400 000 pesos (510 €) ou moins par mois, alors que le coût de la vie y est équivalent à celui d’un pays européen, expliquait au journal Le Monde, l’analyste Marco Kremerman ajoutant que ces dernières années, un problème s’est aussi particulièrement aggravé : celui de l’endettement de la population. Sur 14 millions d’adultes, plus de 11 millions sont endettés. Mais comment pourrait-on vivre ici autrement ? L’éducation, la santé, les retraites… et même l’eau : tout est privatisé au Chili. C’est contre ce système que le peuple se révolte, contre les universités aux frais d’inscription exorbitants, contre les pharmacies, accusées d’entretenir une entente sur les prix des médicaments, contre les fonds de pensions privés chargés de faire fructifier l’épargne salariale pour assurer aux travailleurs une retraite par capitalisation mais qui se servent amplement au passage. C’est d’ailleurs contre eux que fleurissent les slogans les plus présents : No + AFPs (A bas les AFPs) visant les Administrateurs des fonds de pensions accusés de faire d’immenses bénéfices en ne distribuant que de faibles retraites.

La manifestation monstre du 25 novembre
Jusqu’à présent, rien ne semble mettre un terme à la crise au regard de la mobilisation historique du 25 novembre. Saccages, pillages et incendies de commerces ont continués dans plusieurs villes du pays. C’est une manifestation gigantesque qui réussit à réunir à Santiago, 1,2 million de personnes (environ 7 % de la population chilienne) Plaza Italia et sur l’Alameda, l’avenue qui mène au palais présidentiel (La Moneda). Et pourtant, pour la première fois, le président a reconnu un recours excessif à la force contre les manifestants. Il a aussi demandé à son gouvernement d’organiser une première rencontre avec les représentants de la « Plateforme d’unité sociale », un collectif d’organisations sociales et syndicales à l’origine de nombreux appels à manifester. Pendant ce temps, le peso chilien se dévaluait (aujourd’hui, 1 € = 785 pesos chiliens). 20 milliards de dollars ont été injectés pour freiner sa chute (et la promesse de créer 100 000 emplois) ; une chute due à la fois à l’inquiétude des marchés face à une crise sociale qui ne s’apaise pas et aussi à la chute du cours international du cuivre, dont le Chili est le premier producteur mondial. Autre conséquence, le gouvernement chilien renonçait à accueillir le sommet du forum de coopération économique Asie-Pacifique (Apec) mi-novembre et surtout la conférence de l’ONU sur le climat COP25 transférée à Madrid.

Si sur cette prestigieuse Alameda, rien ou presque ne semble épargné, seul dans son éclatante blancheur la Moneda, le palais présidentiel (où se suicida le Président Allende), reste miraculeusement intact. Respect de l’institution, non, il est sous bonne garde ! Mais attention ! Le Chili vient de tourner dans la violence une page de son Histoire et rien ne sera plus comme avant.
Santiago, un parcours dans les effluves des gaz lacrymogènes

Le contraste est saisissant ! Partir de Barrio Italia avec ses rues arborées et ses maisons basses, voici sans doute le quartier le plus tendance de Santiago (antiquaires, ateliers d’art, boutiques de vêtements et décoration avant-gardistes, théâtres, cafés branchés…).





Le coeur historique de Santiago, cadre de la contestation
A la périphérie du barrio Italia, l’av. Condell (où se trouve l’Ambassade de France) débouche de plain pied sur l’Alameda (av. Providencia, Parque Balmaceda) et Plaza Italia, cœur névralgique des manifestations. Il suffit ensuite de suivre cette immense avenue en passant devant Obelisco Plaza Italia, pour traverser Plaza de la Dignidad (Plaza Baquedano) puis continuer sur Parque Forestal jusqu’à Bellas Artes. De là, par la rue Miraflores, on rejoint Cerro Santa Lucia, une colline qui se dresse à 629 m, en plein cœur du quartier historique de Santiago (un escalier double, érigé par l’architecte chilien Victor Henri Villeneuve mène jusqu’au Castillo Hidalgo). En rejoignant la Alameda Bernardo O’Higgins, impossible de ne pas s’arrêter à la iglesia de San Francisco et son couvent adjacent, sans doute les plus anciens édifices de l’époque coloniale du pays (1622). Enfin, une fois passer l’Universidad de Chile fondée en 1842, principale et première institution d’éducation supérieure publique du Chili, on arrive Plaza Libertad, devant le Palacio de la Moneda. C’est le point de passage obligé de toutes les manifestations qui depuis 50 jours défilent devant cet immense édifice d’une blancheur éclatante et qu’aucun tag jusqu’à présent n’a réussi à ternir.
A l’ombre de la Moneda


La liberté guidant le peuple
A bien regarder cette affiche colée sur l’obélisque de Plaza Italia, n’aurait-elle pas une certaine ressemblance avec le tableau de Delacroix : La Liberté guidant le peuple. Combien de fois ce chant révolutionnaire El pueblo, unido, jamás será vencido » (le peuple, uni, jamais ne sera vaincu) a-til retenti lors de ces manifestations ?

