Fondation Giacometti : nue, debout ou assise, Annette fut son modèle et sa femme

Annette, son modèle, sa femme, sa collaboratrice, son héritière

“C’est la seule femme avec laquelle je peux vivre et qui me rend possible d’être complètement dans mon travail “ Lettre à sa mère en 1949.

Annette et Alberto Giacometti dans l’atelier du 46, rue Hippolyte-Maindron (Paris XIVe) en 1951 par Alexander Liberman (archives Fondation Giacometti). Photo © François Collombet

Annette en plus infiniment

N’était-il pas temps que la Fondation Giacometti rende hommage à Annette Giacometti. 2023 marque en effet un double anniversaire : le centenaire de la naissance de sa fondatrice, Annette Giacometti (1923-1993) et les 20 ans de la création de la Fondation.

Annette en plus infiniment d’après une note manuscrite d’Alberto Giacometti est le titre donné à cette exposition-hommage (de juillet à septembre 2023) consacrée à celle qui fut la complice et le modèle féminin d’Alberto Giacometti de 1946 à sa mort en 1966. Pendant plus de vingt ans, il a repris au travers de multiples portraits sculptés, peints et dessinés, l’étude de son modèle féminin qui était sa femme. N’ayant pas d’enfant, elle fut l’héritière de son mari. Elle consacra les dernières années de sa vie à la documentation, la conservation et la promotion du fonds dont elle hérita*. Conservées par la Fondation Giacometti, ces œuvres forment la plus grande collection de l’artiste à l’échelle mondiale.

* Alberto Giacometti laissait à sa veuve, un héritage riche de plus de 700 œuvres tableaux, bronzes, estampes, dessins, carnets d’une valeur estimée à l’époque à plus de 800 millions de francs. En 1986, Annette Giacometti décidait de créer une fondation pour que cet ensemble soit présenté, étudié et mis en valeur.

Autoportrait d’Alberto Giacometti avec Annette dans un miroir de 1946. Crayon graphite et gomme sur papier (49,4 x 32,5 cm). Photo © François Collombet

Quand le regard d’Alberto se porte sur Annette

Lorsque Giacometti quitte Paris fin 1941, laissant son atelier du XIVe à son frère Diego qui partage son quotidien depuis plus de 10 ans, se doutait-il que son séjour se prolongerai plus de 3 ans ? Il avait obtenu un visa de sortie de France pour se rendre auprès de sa mère, Annetta (incroyable coïncidence de prénom !)*, veuve depuis peu et dont il est très proche. Elle séjournait alors à Genève, la famille Giacometti venant du val Bregalia ( vallée alpine de Suisse et d’Italie). Un jour d’octobre 1943, Alberto fait la connaissance d’une toute jeune fille (elle a 20 ans), Annette Arm. “J’ai rencontré Alberto (écrira-t-elle dans ses carnets) ce soir là, à la brasserie de l’Univers où se tenait une réunion en faveur de la résistance”. Alberto arrive peu après elle : “quelqu’un m’a volé ma chaise !” s’exclame-t-il. Puis s’asseyant autre part, il aurait continué de la regarder. Le soir même, il lui propose de l’accompagner jusqu’à sa chambre de l’hôtel de Rive (au confort plus que sommaire, à l’image de son atelier parisien !). Un rapide coup de téléphone d’excuse à sa mère pour ne pas rentrer ! Quel aplomb cette Annette ! Ce gros mensonge proféré par Annette va impressionner Alberto.

*Annetta, la mère d’Alberto apprenant son mariage écrira à son fils : “je me réjouis vraiment de rencontrer cette Annette n°2 (elle est presque mon double) qui a le courage de s’unir à un compagnon aussi mûr !”. Fin 1950, à Stampa (commune de Bregaglia en Suisse), Giacometti fera poser sa mère puis Annette, dans la même position dans deux tableaux. Pour lui, ceux-ci forment tel un portrait de famille pour “ses deux Annette”. Diego lui dira qu’ils sont “les meilleurs que je n’ai jamais fait”.

Une jeune femme qui regarde, et parle et vit “de face”

Lorsque le philosophe Jean Starobinski se remémorera cette rencontre (A Genève avec Giacometti (1943-1945), il écrira : “quand, à ses côtés, apparut, à Genève, Annette, je me suis dit qu’elle était attendue (…), infiniment franche et infiniment réservée dans une merveilleuse frontalité”.

Un artiste sans ressource

Faut-il alors imaginer ce que ressent la famille d’Annette (Giacometti né en 1901 n’a que 5 ans de moins que son père). C’est un artiste sans ressource qui ne vit que par l’aide financière de sa mère. Elle va donc travailler la journée comme secrétaire au comité international de la Croix-Rouge pour “manger et passer les soirées ensemble à la brasserie La Centrale ” Des soirées qui se prolongent tard dans la nuit, dans un bar ou chez des amis.

Annette de pied en cap

Vouloir la décrire reviendrait à reprendre le portrait qu’en fait Alexander Liberman dans le Vogue américain consacré à Giacometti en janvier 1955 : “… Annette mesure environ 1,60 m, comme une jeune fille svelte de quatorze ans. Ils sont mariés depuis 1949. Elle a l’expression naïve et innocente de l’enfant ; ses cheveux sont brun pâle, séparé au milieu. Cette fille-épouse semble faite pour être la compagne qui ne distrait pas l’artiste de son travail. Elle dit toujours le “vous” formel à Giacometti. Souriante souvent, elle rit d’un rire de fille…, mais sa jeunesse, sa beauté, une qualité d’humeur poétique contraste avec la sombre tristesse de Giacometti”.

Photo d’Annette présente dans l’exposition à la Fondation Giacometti. Photo © François Collombet

Le retour : “Paris après Genève et combien tout me semble agréable”

En septembre 1945, Giacometti rentre seul à Paris. Il y retrouve son frère Diego et sa ville : “j’ai trouvé Paris plus beau que jamais, et Diego plus aimable et cher que jamais et depuis hier matin c’est comme si je vivait dans un rêve merveilleux qui est la réalité. Tu ne peux pas te faire une idée, maman, de la merveille qu’est Paris après Genève et combien tout me semble agréable“. Tout est dit sauf que son retour enchanté ne lui fait pas oublier Annette. Ils vont ainsi échanger de nombreuses lettres avant son arrivée. Il lui parle de ses amis, notamment Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir pensant qu’elle lui plaira sûrement beaucoup. Evidemment il l’aime : “vous êtes une des rares personnes les mieux, les mieux que je n’ai jamais rencontré, une des mieux parmi les mieux. Oh oui !”. Une déclaration suivie par un aveu : “je vois Isabel*, je vous le dis parce que ne pas le dire ça pourrait vouloir dire que je veux le cacher, ce que je ne ferai jamais avec vous parce que je vous aime beaucoup et vous savez ce que je pense de vous “

*Isabel Rawsthorne est cette jeune anglaise à la fois peintre et modèle avec qui il vécut avant la guerre et qui lui avait promit qu’elle reviendrait vivre avec lui après la victoire.

Crayon sur carnet d’Annette dessiné par Alberto Giacometti datant de 1949 (15,5 x 10,8 cm). Fondation Giacometti. Photo © François Collombet

Des lettres à Annette qui “glissent” doucement dans la pornographie et l’érotisme

Ainsi dans une lettre pousse-t-il l’intimité tellement loin qu’il lui précise que : “c’est la première fois de sa vie qu’il écrit une lette comme celle-ci”. Non, Annette n’est en rien choquée. Malgré son jeune âge, c’est une femme qui se veut libre et avide de découvertes et d’expériences, évoquant même dans une lettre qu’elle aimerait qu’on la prenne “pour une prostituée par exemple ou une lesbienne“. D’ailleurs, la liberté sexuelle sera une constante dans la vie du couple. Et leur mariage ne changera rien. Alberto évoquera à de nombreuses reprises, son attrait pour les prostituées précisant à son ami Giorgio Soavi qu’il n’a jamais été fidèle , même pas une seule fois en pensée. Dès le départ de leur relation, Annette connaît la situation qui ne semble pas affecter leur relation amoureuse ni la proximité et la tendresse dont témoignent leurs échanges jusqu’à la mort d’Alberto.

Ginette, Dany et les autres mais avec Caroline c’est autre chose

Doit-on évoquer à la fin des années 1950, la rencontre qu’il fait dans un bar de Caroline (une jeune prostituée de 20 ans qui se fait appeler Caroline). Il est impressionné par sa vivacité, son impertinence, son culot. Annette dira à son ami (et amant) Yanaihara* qu’avec Caroline, il y a quelque chose de plus qu’avec les autres, Ginette, Dany, etc. Il la laisse entrer dans son atelier. Caroline n’aura de cesse que de provoquer Annette. Le couple n’est pas ébranlé pour autant. Les tableaux représentant Caroline s’accumule , et Annette avoue qu’elle les admire. Elle écrit : ” c’est tellement étrange pour moi de regarder les tableaux de Caroline. Je ne sais comment expliquer, la peinture est très belle, les tableaux sont merveilleux, alors c’est Caroline partout dans l’atelier et par la peinture elle devient pour moi comme merveilleuse”. Jamais pourtant Giacometti entrainera Caroline chez Lipp ou au Dôme, jamais à ses déjeuner avec Sartre ou avec Jean Genet. Je n’avais rien à faire dira t-elle avec ces messieurs, c’était sa vie avec Annette.

*cette liaison avec ce jeune professeur de philosophie japonais, Izaku Yanaihara (grand connaisseur et traducteur des l’œuvres de Sartre, Genet et Camus), loin de la cacher à son époux, Annette lui en fait part dès le matin. Elle y mettra fin lorsqu’elle rencontrera et tombera amoureuse d’un jeune poète (de son âge), André du Bouchet, franco-américain, ami d’Alberto.

Huile sur toile peinte par Giacometti 1954. Le portrait de profil d’Isaku Yanaihara écrivain japonais (1918-1989). En 1954, jeune professeur de philosophie à l’université d’Osaka, il obtient une bourse pour venir étudier à Paris. En novembre 1955, il rencontre Alberto Giacometti, qu’il souhaite interviewer. S’ensuivront de nombreuses visites à l’atelier, jusqu’à ce que Yanaihara devienne à l’automne 1956 le modèle de l’artiste, jusqu’à l’été 1961. Il en résulte une douzaine de portraits peints et un buste sculpté de Isaku Yanaihara. Photo © François Collombet

L’arrivée d’Annette à Paris. A la gare, il n’est pas là et “sa maison est à faire peur” (dixit Simone de Beauvoir)

Le projet de son arrivée à Paris va se concrétiser fin juin 1946. Elle débarque à la gare de Lyon. Alberto n’est pas là. Il est retenu par un rendez-vous avec Balthus et André Breton. Ils se retrouveront plus tard avec Diego fêter son arrivée aux Deux Magots et au restaurant Le Petit Saint-Benoît à Saint-Germain-des-Prés. Puis, ils gagneront la rue Hippolyte-Maindron. Ce qu’elle découvre, ce qui sera le centre de son univers pourrait sembler à bien des égards repoussant mais avec les yeux de l’amour ! Simone de Beauvoir qui s’est rendue sur les lieux les décrit ainsi : “j’ai visité sa maison, elle est à faire peur. Dans un charmant petit jardin oublié, il a un atelier submergé de plâtre, et il vit à côté dans une sorte de hangar, vaste et froid, dépourvu de meubles comme de provisions, des murs nus et un plafond. Comme il y a des trous dans le plafond, il a disposé sur le plancher, pour recueillir la pluie, des pots et des boîtes eux-mêmes percés” .

C’est Aux Deux Magots à Saint-Germain-des-Prés que Giacometti fête l’arrivée d’Annette à Paris en juin 1946. Photo © François Collombet

Le hangar devient l’espace d’Annette, son salon-chambre

Faut-il préciser qu’à l’arrivée d’Annette (avant la description faite par Simone de Beauvoir), Alberto ne disposait que d’un atelier d’à peine 23 mètres carrés, mal chauffé, peu lumineux, avec l’eau et les commodités dans la cour. Pour le couple, impossible d’y vivre ! Aussi, vont-ils héberger dans un petit hôtel tout à côté pour bénéficier d’un peu plus de confort. Mais Annette semble s’accommoder de tout et même des conditions de vie frugale de son compagnon. Aussitôt le hangar loué, il deviendra son espace, un salon-chambre qu’elle s’efforcera d’améliorer au fil des ans et où Giacometti peint pour elle sur le mur, une nature morte. Plus tard elle écrira : “dans l’atelier -chambre, j’ai mis le petit tableau des pommes que vous m’avez donné. Il est très joli sur le mur gris” (Giacometti l’avait dédicacé : “pour Annette mon A”).

Lieu de l’atelier d’Alberto Giacometti, 46, rue Hippolyte-Maindron. 63 années séparent ces deux photos. On voit à gauche, Annette Giacometti devant l’entrée du 46, rue Hippolyte-Maindron en 1956. Photo Isaku Yanaihara (archives Fondation Giacometti). A droite Photo © François Collombet

L’atelier d’Alberto Giacometti démonté rue Hippolyte-Maindron et remonté dans l’entrée de la Fondation Giacometti. Il réunit plus d’une soixantaine d’œuvres originales et remet en scène fidèlement l’ensemble du mobilier et les murs de l’atelier peints par Alberto Giacometti. Photo © François Collombet

Le 19 juillet 1949, ils s’unissent à la mairie du XIVe arrondissement

Après plus de deux ans passés ensemble, le mariage est envisagé. “Quelque chose de nouveau mais pas encore tout à fait mûr : depuis quelques temps, je pense à me marier” écrit-il à sa mère. Annetta qui a beaucoup d’ascendant sur ses enfants a une vision très traditionnelle du couple. Elle n’a d’ailleurs jamais reconnu le concubinage de Diego et de Nelly. Alberto poursuit : “je la connais maintenant depuis 6 ans, nous nous entendons mieux que jamais, c’est la seule femme avec laquelle je peux vivre et qui me permet d’être complètement dans mon travail”. Le 19 juillet, Annette et Alberto accompagnés seulement par leurs témoins, Diego et madame Alexis (sa gardienne) se présentent à la mairie du XIVe arrondissement. L’adjoint au maire qui doit les marier se trompe de futur marié pensant qu’il s’agit de Diego mieux habillé qu’Alberto. Pas de photo et un déjeuner dans un restaurant du quartier.

C’est ici, dans la mairie du XIVe arrondissement à Paris que se marièrent Alberto et Annette Giacometti, le 19 juillet 1949. Seuls présents, les 2 témoins, Diego frère d’Alberto et madame Alexis (sa gardienne). Photo © François Collombet

Au quotidien, chez les Giacometti

A Annette, la charge d’acheter les fournitures d’art et de débarrasser régulièrement l’atelier des amas de débris de plâtre mais pas la cuisine pour la simple raison qu’il n’y a pas de cuisine (même avec l’installation d’un réchaud dans le salon-chambre). Les Giacometti prennent depuis toujours leurs repas dehors, dans des brasseries comme Les Tamaris, leur cantine jusqu’à sa fermeture en 1958. Mais la vie n’est pas rose : manque d’argent, des hivers qui font éclater les canalisations, grosse fuite sur le toit. De plus, Simone de Beauvoir (Castor) qui admire Annette, s’étonne qu’elle n’ait pas de manteau d’hiver et qu’elle porte des chaussures usées.

Il peut être exalté, colérique, abattu

Au retour de sa journée de secrétaire (auprès de Georges Sadoul, un historien du cinéma) doit-elle encore affronter un homme qui n’est pas du genre tendre. Il est sujet à des crises d’angoisse qui alternent souvent son comportement. Dans ses moments de création, il peut être fasciné, exalté, colérique et abattu. Annette mais aussi Diego et ses amis proches vont vivre ce mélange d’attention, de grande tendresse mais également d’emportement causé par l’inquiétude et les difficultés que peuvent rencontrer un tel artiste. Alors, pour un peu oublier le cadre qui l’environne et le comportement incertain d’Alberto, cherche -t-elle un échappatoire dans la lecture : Manon Lescaut, Nana, L’Amant de lady Chatterley (conseillé par Beauvoir), etc. ? Toute sa vie, elle sera une dévoreuse des livres de Marcel Proust mais aussi de la littérature russe et de la poésie.

Elle décide de chercher un appartement pour elle

Alors que sa relation à elle, Annette avec leur ami japonais Yanaihara semble sans conséquence pour le couple, le lien entre Alberto et Caroline, cette jeune prostituée qu’il a rencontré dans un bar et qui lui sert de modèle est autrement plus sérieux. C’est à cette époque qu’elle décide de chercher un appartement pour elle et qui sera sans doute bien plus confortable que celui de la rue Hippolyte-Maindron.

Au 46, rue Hippolyte-Maindron, là où était l’atelier d’Alberto Giacometti dans le XIVe arrondissement à Paris, quartier de Montparnasse. Photo © François Collombet

Annette, infiniment son modèle

Après leur mariage, la décennie qui s’ouvre semble être celle de l’apaisement, de l’équilibre et du bonheur. Annette lui apporte un équilibre bénéfique. Elle pose pour la première fois pour un tableau pendant l’année 1948. Avant, seuls quelques dessins ainsi que deux petits bustes sur socle en plâtre exécuté de mémoire nous sont parvenus. Dès 1949, son activité de modèle devient principale au point qu’elle renonce à son travail auprès de Georges Sadoul. Elle posera quasi-quotidiennement pour Alberto jusqu’à la mort de ce dernier. On a pu établir que la quantité de sculptures, de tableaux, de dessins, que ce soit des portraits, des nus ou des études, est comparable seulement avec ceux qu’Alberto a réalisé avec Diego, son frère.

A gauche, petit buste d’Annette en plâtre peint par Alberto Giacometti en 1946. A droite, Annette assise devant la cheminée rue Mazarine (1964) : crayon lithographique sur papier report. On remarque ce petit buste sur la tablette de la cheminée, dont elle ne s’est jamais séparée. Fondation Giacometti. Photos © François Collombet

Alberto Giacometti Annette assise 1951. Huile sur toile (92 x74 cm). Staatsgalerie Stuggart. Dix ans plus tard, Giacometti éliminera presque entièrement la couleur, la dépouillant jusqu’à l’os, construisant l’espace, les volumes et les figures grâce à l’aide de lignes principalement noires ou grises (Voir : Annette noire, 1962, huile sur toile), d’une remarquable intensité. Photo © François Collombet

Annette pose nue, debout dans la chambre

Le premier nu d’Annette peint par Giacometti d’après nature et non de mémoire date de 1949. Elle pose debout dans la chambre et non dans l’atelier comme cela sera le cas après : son corps jeune et svelte , tout en courbes est d’une grande sensualité. Dans l’œuvre de Giacometti, la plupart des nus sont à partir du corps d’Annette, mélange d’observations directes et de mémoire. Pour Annette, ce travail de pose est très exigeant surtout dans un atelier mal chauffé. Alberto ne tolère pas le moindre mouvement. Jean Genet qui posera à plusieurs reprises (entre 1954 et 1957) se rappellera toute sa vie des souffrances infligées par la mauvaise chaise paillée et l’obligation de l’immobilité que lui imposait l’artiste. Il disposait auparavant d’un modèle masculin, Diego son propre frère. Pour Annette, quelle plus étonnante ressemblance ! Le Portrait d’Ambroise Vollard par Paul Cézanne lui fait penser au portrait de Diego “à cause de la pose et de la couleur”. Dans l’atelier, Alberto, Diego et Annette forment un trio. Il dira : “nous sommes presque tout le temps ensemble ils me posent à tour de rôle et le temps passe trop vite” .

Annette, Alberto et Diego Giacometti dans l’atelier du 46, rue Hippolyte-Maindron en 1951. Photo : Alexander Liberman (Fondation Giacometti).

Le corps féminin très présent dans son œuvre

Le corps féminin, non, le corps d’Annette. Toutes les peintures et les sculptures de nus de Giacometti seront basées sur le corps de sa femme. Toutes les figurines féminines debouts, peintes ou modelées adopteront la même attitude : immobile, hiératique, les bras serrés le long du corps, comme dans cette peinture d’Annette, réalisée en 1962 à Stampa et dédicacée à son épouse.

Deux œuvres de Giacometti (Fondation Giacometti) : à gauche, Annette d’après nature, 1954. Plâtre (54,5 x 14,5 x 21,7 cm). A droite, Pour Annette, 17 novembre 1961 à Stampa Alberto : Nu debout sur toile (69 x 49,5 cm). Photos © François Collombet

Alberto Giacometti. Annette assise de face, 1965. Crayon lithographique sur papier report (62,2 x 50 cm). Fondation Giacometti. Photo © François Collombet

Avec les bustes, Annette nous apparaît aussi proche que lointaine, inaccessible et vulnérable à la fois

Par ses dimensions réduites, ces bustes en plâtre témoignent à la fois de la réduction de ses sculptures, processus débuté dès la fin des années 1930, mais aussi de son travail sur socle. Avec ce rapport d’échelle, Giacometti cherche à représenter l’espace au-dessus et autour de son modèle, Annette. Elle nous apparaît alors, aussi proche que lointaine, inaccessible et vulnérable à la fois.

Ces bustes, ultimes hommages à celle qui n’a cessé de poser pour lui

Au début des années 1960, Giacometti démultiplie les tentatives de saisir le visage toujours changeant d’Annette. Entre 1961 et 1965, il exécute, dans un ultime hommage à celle qui depuis son installation à Paris, n’a cessé de poser pour lui : une série de huit bustes dans lesquels l’artiste tente d’en capter par tous les moyens la “ressemblance”. Il dira à André Parinaud (journaliste, critique d’art, écrivain) en 1962 dans Les Ecrits :

“Eh bien ! d’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne… sur une chaise tous les soirs, d’essayer de la copier sans réussir, et de continuer… Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde”

De ces 7 bustes posés sur cette grande table “c’est de voir surgir quelques choses d’inconnu chaque jour, dans le même visage”. Photo de fond : Annette Giacometti posant pour un buste dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron, en 1962. Photo de Franco Cianetti (Fondation Giacometti). Photo © François Collombet

Les dernières années ensemble

Les dernières années de la vie de Giacometti consacrent la reconnaissance internationale de l’artiste. Entre 1958 et 1961, il réalise, dans le cadre d’une commande pour décorer la place de la Chase Manhattan Bank à New York, une Grande Femme et une Grande Tête à l’échelle monumentale, aux côtés de l’Homme qui marche, des œuvres qui deviendront iconiques. En 1962, Giacometti remporte le Grand Prix de sculpture de la Biennale de Venise. Les rétrospectives de 1965, à la Tate Gallery à Londres, au Museum of Modern Art à New York et au Louisiana Museum au Danemark vont l’établir comme l’un des plus grands artistes du XXe siècle. Annette l’accompagne. On la voit avec Alberto, à bord du Queen Elizabeth arrivant à New York en octobre 1965 ou lors du montage de l’exposition au Tate Gallery à Londres. C’était quelques mois avant qu’il ne s’éteigne, en janvier 1966, à l’hôpital de Coire, en Suisse.

Sans ascendant ni descendant

Celui qui aura été le plus grand sculpteur du XXe siècle siècle n’a laissé ni ascendant ni descendant. Ses frères, Diego et Bruno, n’ayant pas d’enfant non plus, ainsi que Silvio, le fils de sa sœur Ottilia, héritent chacun d’un seizième de l’héritage, Annette du reste et, surtout, d’un très important fonds d’atelier.

Thierry Pautot, auteur de l’ouvrage : “Annette plus infiniment” . Thierry Pautot fait revivre passionnément les quelque vingt ans que dura la relation entre Alberto et Annette. Cette exposition rend hommage à Annette qui fut le modèle, la femme et l’héritière d’Alberto Giacometti. Derrière lui, à la Fondation Giacometti, une des dernières photos d’Alberto et d’Annette prise lors de leur séjour en 1965 à New York. Photo © François Collombet

Annette, de la mort d’Alberto à la Fondation Alberto et Annette Giacometti en 2003

Lorsque Alberto décède, Annette a 43 ans. Elle survivra 27 ans à son mari pour mourir à 70 ans d’un cancer, le 19 septembre 1993*. Elle a été son héritière principale et l’usufruitière de son œuvre. Sa volonté fut de tout conserver, tout documenter. Elle ne vendra donc rien du corpus d’œuvres originales. Elle préservera méticuleusement tous les objets et documents entassés dans l’atelier et la chambre du 46, rue Hippolyte-Maindron. Un fatras inimaginable contenant des trésors inestimables ! Au sujet d’Alberto, le poète André du Bouchet, ami du couple (et l’amant d’Annette) dira : “Il marchait sur de splendides dessins qui jonchaient le sol. C’était une œuvre en constant mouvement de création et destruction». Elle s’attellera également avec l’historien d’art Jean Leymarie à la réalisation d’une exposition rétrospective (la première en France) qui ouvrira en 1969. Autre chantier, avec l’aide de Michel Leiris (écrivain, poète, ethnologue, critique d’art français et ami du couple), elle fera démonter les murs de l’atelier (dont Giacometti n’était pas propriétaire) peint par l’artiste.

*Annette ne repose pas près d’Alberto dans le cimetière de Stampa en Suisse mais au Père Lachaise à Paris.

Elle crée la base de ce qui sera la Fondation Giacometti

Annette entreprend aussi de constituer les bases d’un catalogue raisonné (avec Mary-Lisa Palmer et la photographe Sabine Weiss) et s’engage dès 1987 dans la préfiguration de ce qui deviendra en 2003, la Fondation Alberto et Annette Giacometti* dotée de la plus grande collection de l’œuvre de Giacometti au monde ainsi qu’un fonds d’archives exceptionnel. De modèle depuis son départ de Suisse en 1946, elle passera le reste de sa vie comme documentaliste, archiviste, conservatrice pour la défense de l’œuvre de Giacometti. Ce travail gigantesque va pourtant tuer son inépuisable joie de vivre qui avait tant ébloui Alberto. En butte aux obstacles et aux critiques, sujette à l’inquiétude (notamment par la chasse aux faux dus à des vols de moulages en plâtre servant à des faussaires à tirer des bronzes), souvent malade, trop polarisée sur son projet, elle sombrera dans la neurasthénie, s’enfermera dans son grand appartement de la rue Monsieur-le-Prince, s’alimentant mal. Annette sera finalement mise sous tutelle avec la désignation comme tuteur de son propre frère, Michel Arm. Le 19 septembre 1993, elle meurt subitement à l’hôpital après une intervention chirurgicale, laissant derrière elle un imbroglio judiciaire qui heureusement aboutira bien des années plus tard à la création de la Fondation Giacometti.

*Dont elle fait déposer les statuts en 1988 par son avocat, Roland Dumas qui sera plus tard son exécuteur testamentaire avec Michel Arm, frère d’Annette.

Fondation Giacometti : Grande femme assise, 1958, plâtre (81,5 x 32,5 cm). Photo © François Collombet

Sources : le catalogue de l’exposition écrit par Thierry Pautot, commissaire de l’exposition. A la Fondation Giacometti, Thierry Pautot est responsable des archives et de la recherche (Attaché de conservation). Il va dépouiller notamment la correspondance entre Alberto et Annette et celles qu’il entretint avec sa mère et ses ami(e)s (poètes, écrivains, philosophes, artistes…).

Thierry Pautot, commissaire de l’exposition “Annette en plus infiniment”. Maintiendrait-il la statuette en plâtre (54,5 x 14,5 x21,7 cm) de cette “Annette d’après nature” 1954 d’Alberto Giacometti figurant dans l’exposition ? Photo © François Collombet

La Fondation Giacometti organisatrice de l’exposition-hommage : “Annette en plus infiniment”

(jusqu’au 27/09/2023)

En 2023, la Fondation Giacometti célèbre à la fois, le centenaire de la naissance de sa fondatrice, Annette Giacometti et les 20 ans de la création de la Fondation. L’Institut Giacometti est le lieu de la fondation Giacometti consacré à l’exposition, la recherche en histoire de l’art et la pédagogie. Créé en 2018, il est présidé par Catherine Grenier, directrice de la fondation Giacometti depuis 2014.

Catherine Grenier est la directrice de la Fondation Giacometti depuis 2014 et présidente de l’Institut Giacometti. Photo © François Collombet

L’Institut Giacometti, un musée à taille humaine

L’institut Giacometti est un musée à taille humaine qui permet une proximité avec les œuvres. C’est un espace d’exposition, un lieu de référence pour l’œuvre de Giacometti, un centre de recherche en histoire de l’art dédié aux pratiques artistiques modernes (1900-1970) et un lieu de découvertes accessible à tous les publics. Il présente de manière permanente l’atelier mythique d’Alberto Giacometti, dont l’ensemble des éléments a été conservé par sa veuve, Annette Giacometti.

L’Institut Giacometti, 5, rue Victor Schoelcher à Paris (75014) quartier Montparnasse. Un musée à taille humaine. Photo © François Collombet

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