Quand le monde médiéval se rendait en pèlerinage au Mont-Saint-Michel. Cet instant, ils l’ont attendu depuis le départ. Mais quand soudain, d’une petite hauteur près de Saint-Pois*, ils l’aperçoivent, ils en ont le souffle coupé. Incrédules, ils croient encore rêver. L’horizon se noie dans un sublime flou : où est la mer, où est le ciel ? Pourtant, ce superbe rocher merveilleusement surgit du néant, nul doute, c’est bien leur abbaye, c’est le sanctuaire de l’archange qu’ils sont venus implorer, supplier, remercier ! Une formidable clameur s’élève alors de la petite foule de pèlerins : « Montjoie Saint-Michel ! ». Les rires se mêlent aux larmes et aux cris. Les voilà enfin arrivés au bout de leur errance. Ils ont dû emprunter l’un de des onze chemins montois partant de toute l’Europe et si bien nommés chemins du paradis. Leur reste-t-il le souvenir de ces nombreux établissements religieux et charitables qui jalonnent les chemins où il fallut chaque nuit, épuisés, chercher refuge ? Aujourd’hui, huit lieues restent à parcourir depuis Saint-Michel-de-Montjoie, mais qu’est-ce que huit lieues (38 km) après tant de fatigue ? Il faut alors abandonner les malades, les contagieux dans les maladreries, les léproseries et autres hospices installés tout autour de la baie. Surtout ne pas contaminer le rocher !
*A Saint-Pois, du haut des collines du Mortainais, c’est le premier endroit où il est possible de distinguer la silhouette du Mont-Saint-Michel pourtant situé à 50 km de là.

Des dizaines de victimes : sables mouvants, noyades, des pèlerins étouffés, piétinés…
Enfin, voici le dernier tronçon du parcours. Il se fait depuis genêts petit port de pêche près du Bec d’Andaine faisant face au rocher de Tombelaine avec à l’horizon, le Mont de l’Archange Saint-Michel. II n’y a, au Moyen Âge, ni chaussée pour relier la terre ferme au rocher, ni prés salés couvrant les grèves comme aujourd’hui. Seule solution : s’engager à pied sur le sable pour une longue et périlleuse aventure de trois kilomètres. Tout est à craindre : la marée d’abord, dangereuse, terrifiante pour des gens qui pour la plupart découvrent la mer ; mais aussi et surtout la présence de redoutables sables mouvants. Alors, on se regroupe, on prend une pique pour sonder les grèves et on embauche un guide sûr, sans prêter attention à ces vagabonds qui offrent leurs services pour mieux égarer les pèlerins et les dépouiller. Combien sont-ils à avoir laissé la vie dans cette traversée ? En 1318, découvre-t-on au hasard des obituaires où les moines, en bons administrateurs, consignent tout, douze pèlerins ont péri dans les sables mouvants, dix-huit se sont noyés … et treize sont morts étouffés ou piétinés. Car, arrivé sain et sauf, il faut encore se frayer un chemin dans la foule à travers le dédale du Mont.

Des centaines de reliques : pan de manteau, morceau de marbre, plume de l’archange…
Une fois devant le reliquaire, l’instant est enfin venu de formuler sa demande à l’archange : indulgence pour le criminel dont les fautes ont été sanctionnées par les tribunaux, guérison pour l’infirme ou le malade. Pour d’autres, il s’agit simplement de rendre hommage à Dieu, tel Robert Courtheuse, venu en action de grâces à son retour de la première croisade. Au Mont, les reliques abondent, au point que c’est un peu le libre-service : ossements d’Aubert, pan du manteau rouge que portait saint Michel lors de ses apparitions, morceau de marbre sur lequel il aurait posé le pied … Chaque retour de croisade, en particulier, se traduit par une profusion de reliques. Chacune devant trouver sa place, son autel, il faut construire d’autres chapelles, creuser d’autres cryptes afin de satisfaire la masse des pèlerins venus faire leurs dévotions au plus près des reliques. Les châsses précieuses dans lesquelles elles sont déposées, véritables chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, contribuent à faire du Mont Saint-Michel le détenteur d’un immense trésor.

Pour les plus pauvres, un simple cierge comme offrande
Si dévotions signifient prières, elles supposent également une offrande à l’archange, conformément au vœu prononcé. L’importance de celle-ci dépend de la fortune du pèlerin : les plus pauvres se contentent d’un cierge, les plus riches débordent de générosité, sûrs d’obtenir des indulgences en proportion. Mais c’est aussi le miracle, le merveilleux que l’on attend de l’archange. L’inventaire des guérisons et autres phénomènes surnaturels est tenu par les moines, contribuant à alimenter la légende et à faire du Mont-Saint-Michel l’un des plus grands lieux de pèlerinage de la chrétienté.
La forêt de Merlin l’Enchanteur
À l’origine, raconte la légende, la baie était couverte d’une profonde forêt, dite de Scissy, qui s’étendait des îles Chausey jusqu’à Brocéliande, la forêt de Merlin l’Enchanteur. Mais un raz de marée transforma un jour les hauteurs en îles, donnant naissance au mont et au rocher voisin de Tombelaine. C’est sur ce mont appelé Tombe que, selon une tradition inchangée depuis le Xe siècle, l’archange saint Michel, qui apparut à plusieurs reprises à l’évêque d’Avranches, Aubert, lui demanda, en l’an 708, d’élever une église – ce qui n’est pas sans évoquer le mont Gargan, cet éperon rocheux dominant les eaux de l’Adriatique, dans les Pouilles italiennes alors sous influence byzantine, où l’archange faisait l’objet d’un culte depuis le Ve siècle.
Il terrasse le dragon
Le culte de saint Michel – celui qui, dans l’Apocalypse de saint Jean*, s’oppose à Satan et terrasse le dragon, le « prince de la Milice céleste », le défenseur et protecteur des fidèles, le guerrier de Dieu – s’est d’abord répandu parmi les chrétiens d’Égypte et d’Éthiopie. Au VIIIe siècle, les moines coptes, chassés par les invasions arabes, propagent son culte en Occident, où il va occuper une place déterminante dans le christianisme celtique. Les moines anglo-saxons et irlandais sont fascinés par les légendes qui le décrivent en ange triomphant, portant l’armure, se défendant d’un bouclier, brandissant l’épée ou la lance.

*Alors, il y eut une bataille dans le ciel : Michel et ses Anges combattirent le Dragon. Et le Dragon riposta, avec ses Anges, mais ils eurent le dessous et furent chassés du ciel. On le jeta donc, l’énorme Dragon, l’antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l’appelle, le séducteur du monde entier, on le jeta sur la terre et ses Anges furent jetés avec lui. Livre de l’apocalypse, 12 : 7.
Le sosie de Dieu
Les lieux de culte qui lui sont consacrés frappent d’ailleurs l’imagination : le déchaînement des forces sied à celui que l’on considère comme le sosie de Dieu (Michel signifie « qui est comme Dieu »), en qui les chrétiens du Moyen Âge voient le conducteur des âmes vers le Seigneur, l’éternel chevalier vainqueur du mal et des ténèbres. II est des saints avec lesquels on peut badiner ; pas avec saint Michel, le souffle armé de Dieu : son culte exige respect et gravité ; il met en cause la mort, la guerre, la terre, le ciel et le feu. Pourquoi Aubert fit-il en sorte que le mont Tombe devienne un lieu de culte de l’archange ? Espérait-il raffermir ainsi une foi chrétienne encore trop fragile ? Avait-il pris connaissance du fameux manuscrit Memoriam, datant du VIe siècle, relatant la légende du mont Gargan et la fabuleuse apparition de l’archange ?
Un messager est envoyé au Mont Gargan en Italie
Tout le laisse croire. Restait à envoyer des messagers en Italie pour revendiquer la fraternité des deux mont Gargan et Tombe, pour faire authentifier ses visions et surtout en rapporter quelques précieuses reliques -le pan du manteau rouge porté par saint Michel et le fragment de marbre sur lequel il a posé le pied. Aubert aurait ensuite, sur la foi d’un pèlerin, confié son oratoire à une communauté de chanoines. Leur présence est en tout cas attestée en 860, dans une période troublée par les Vikings. C’est sans doute du début du Xe siècle, époque où Guillaume Longue-Épée, fils de Rollon, prend possession du Cotentin et de l’Avranchie, que date la petite église carolingienne connue sous le nom de Notre-Dame-sousTerre. Le XIIe siècle est marqué par une série de catastrophes : effondrement de la nef en 1103, incendie récurrentes, relâchement de la discipline.
Robert de Thorigny, un grand abbé fin lettré et génial bâtisseur
Mais l’abbaye sait se donner des abbés exceptionnels, tel Robert de Thorigny, élu en 1154. Ce grand diplomate, grand réformateur, grand historien, grand lettré et grand bâtisseur fait construire une vaste aumônerie qui, en doublant les capacités d’accueil des pèlerins, redonne par là même un formidable élan au Mont. En 1204, la Normandie est incorporée au royaume de France. Philippe Auguste, qui veut s’attacher l’abbaye et la dédommager des destructions dues à la guerre, finance l’une des plus extraordinaires constructions que l’homme ait imaginées : « la Merveille ». Tout en bas, la ville, avec ses commerçants et ses lieux d’hébergement des pèlerins ; à mi-pente, dans le château, les soldats ; et tout en haut, dans l’abbaye, les moines. C’est l’époque de l’apogée des pèlerinages, le Mont devient l’un des lieux les plus célèbres de la chrétienté. II a reçu la visite de maints rois et grands du royaume. Parmi les plus assidus, Saint Louis, Philippe le Bel et surtout Louis XI.

Ces pastoureaux, petits bergers partis sur les routes du Mont-Saint-Michel pour échapper à la famine
Le Mont-Saint-Michel attire également toutes les catégories sociales – à titre d’exemple : entre août 1368 et 25 juillet 1369, l’hôpital de la confrérie Saint-Jacques de Paris a hébergé près de 17 000 pèlerins se rendant au Mont, dont une grande majorité de gens modestes. Parmi eux, des enfants. Ce sont les pastoureaux, de petits bergers partis sur les routes, soit pour échapper à la famine, soit à la suite d’un vœu – tels les douze jeunes enfants envoyés au Mont par la commune de Villefranche-deRouergue pour écarter la peste. On les craint, ils marchent en bande, sèment le désordre et ne respectent rien. Les premiers, d’après les chroniqueurs, arrivent en 1333. Très attachés au culte de saint Michel, les pays rhénans seraient à l’origine de ces croisades enfantines dont l’apogée se situe au milieu du XVe siècle : des enfants venus de partout, d’Allemagne, de Belgique, de Hollande, etc., partis pour deux, trois ans en laissant père et mère, forment de longs cortèges précédés d’effigies de saint Michel.

Une abbaye transformée en prison
Le Mont n’échappe pas aux turbulences de la guerre de Cent Ans. Mais lorsque les Anglais finissent par être définitivement repoussés, il se transforme en palladium de la monarchie française. Les pèlerins affluent pour rendre hommage à l’archange saint Michel, ultime défenseur du royaume. Pourtant, peu à peu, l’abbaye périclite. Le système de la commende, la transformation par Louis XI d’une partie de l’abbaye en prison en accentuent le déclin. Au XVIIe siècle, il ne reste que seize moines. Néanmoins, les pèlerinages perdurent jusqu’à la Révolution. En 1811, le Mont devient maison de correction, où sont enfermés jusqu’à cinq cents détenus. Mais, en 1863, Napoléon III supprime cette abbaye-prison que dénonce une campagne menée par des écrivains, dont Victor Hugo. En 1874, l’abbaye et le village sont classés monument historique. Et, cent cinq ans plus tard, le Mont et sa baie sont inscrits au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco.
La tradition des pèlerinages va renaître à partir de 1865. Voilà donc près de mille ans que le Mont-Saint-Michel entend demander : « Pèlerin, dis-moi ton espérance. »
